Nationalité et universalité libérale

La question de la nationalité des penseurs dont le rayonnement dépasse leur région et dont le parcours est souvent transfrontalier interpelle l’historien: Benjamin Constant était-il lausannois, suisse, parisien, français, voire vaudois du fait de son rattachement copétan et ancestral à Hermenches, ou était-il plutôt artésien? Madame de Staël, de la même manière, était-elle suisse ou française, suédoise par mariage, genevoise ou prussienne de par son ascendance paternelle, était-elle vaudoise ou parisienne de par l’origine et l’engagement de sa mère? La conférence «Madame de Staël et la Suisse» de Stéphanie Genand, à l’invitation de l’Association Benjamin Constant, le 20 avril 2015 dans la maison de naissance de Benjamin, place Saint-François à Lausanne, a rouvert une discussion qui a déjà fait l’objet de plusieurs travaux de recherche d’envergure sur les cent dernières années. Elle incite aussi à une réflexion plus large et très actuelle sur la nature de la nationalité et de l’appartenance identitaire.

En tout état de cause, il est probable que Benjamin Constant et Madame de Staël étaient à la fois suisses et français, indépendamment de leur nationalité légale, dans le sens où leurs sentiments et leur action se sont déployés dans des sphères parisiennes et lémaniques. Culturellement, cependant, ils se sont tous deux reconnus dans la Suisse comme terre symbolique de liberté, d’abord religieuse et intellectuelle, et plus tard politique. C’est donc avant tout dans la transcription de cette valeur qu’une réponse peut être trouvée au-delà de la généalogie: à l’instar de Voltaire, qui signait ses lettres de Lausanne «le Suisse», tant il trouvait la qualité de la comédie plus convaincante et le parterre plus honnête qu’à Paris, l’homme des Lumières, dans le prolongement de celui de la Renaissance, est avant tout un adhérent de la culture humaine, et non d’une étroitesse nationale. La nation n’a d’autre but que la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n’était plus régi que par un seul système: l’universalité de l’être pensant n’implique pas la négation des nations ou la centralisation politique, bien au contraire. Il s’agit d’une universalité individuelle, et non collective. La fixation «nationale» des États-nations centralisés actuels nie ou du moins minimise l’extraordinaire diversité non seulement des territoires nationaux plus petits (qui n’étaient pas cloisonnés pour autant), mais aussi des individualités. Pour les membres du groupe de Coppet, où se mélangeaient les cultures et les langues, l’adhérence aveugle ou inconditionnelle à une nation eût été contraire à la distance nécessaire pour faire les bons choix politiques: aucun pays n’est idéal, chacun doit être évalué à travers le prisme de la liberté. Et il vaut mieux se sentir étranger dans son propre pays pour rester lucide…

Cette réalité strictement individuelle du sentiment national, qui s’oppose à l’étatisation ou à la prise d’otage collectiviste et primitive de la personne selon des critères fortuits, a été résumée par Ernest Renan dans son célèbre discours de 1882 à la Sorbonne, «Qu’est-ce qu’une nation?»: «N’abandonnons pas ce principe fondamental, que l’homme est un être raisonnable et moral, avant d’être parqué dans telle ou telle langue, avant d’être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture.» La reconnaissance de ce principe n’empêche pas les nations de refléter l’existence objective de communautés civiles et politiques, mais elles découlent toujours de volontés individuelles. Comme le relève Renan, l’histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie: «La race n’y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant: ‘Tu es notre sang; tu nous appartiens!’ En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous.»

En effet, l’expérience humaine suggère que la race ou l’origine, en particulier, ne peuvent jamais être un critère politique, à moins d’arrêter le progrès. C’est vrai de toutes les grandes nations, constituées de mélanges indéchiffrables, y compris de l’Allemagne, où le germanisme pur a été une illusion tragique. Cela vaut tout autant pour les confédérations comme la Suisse ou les États-Unis, de vrais melting pots multinationaux, fondés et maintenus autour d’un symbolisme fort de libération contre la tyrannie. On peut donc dire que les nations naturelles, ressenties et choisies, n’ont que peu de lien ou ne doivent pas avoir de lien du tout avec les critères superficiels habituels de l’histoire ancestrale ou dynastique, de la race, de la langue, de la religion ou de la géographie. La nation est d’abord une réalité spirituelle, une communauté de valeurs qui peut transcender les territoires politiques, comme l’histoire de conflits récents l’illustre: l’étatisation et la politisation sont souvent antinomiques aux nations et aux solidarités ou aux patriotismes naturels qu’elles inspirent.

La communication, les idées et les mythes, les mœurs et les coutumes, les souvenirs (peut-être faussés et incomplets) du passé et les volontés individuelles qui émanent du présent: voilà les éléments qui peuvent constituer une nation, aussi longtemps qu’elle est acceptable pour les membres qui la composent. La nation est un certain reflet empirique de la vie en société, qui doit demeurer volontaire, et donc tolérer la sécession et les migrations, pour rester légitime. Pour le groupe de Coppet, il n’est pas exclu que la véritable nation fut la diaspora des intellectuels réunis autour de la valeur la plus précieuse de la civilisation.

Finalement, chaque personne est libre de choisir sa nation et d’en changer. Là où les valeurs dominent sur les critères superficiels, il n’est pas rare que les nouveaux venus deviennent de meilleurs patriotes que les gens «de souche»: l’assimilation par la liberté de contrat et le travail productif élève toujours une nation. L’établissement historique des Huguenots dans les pays romands ou, de nos jours, la libre circulation des personnes en Europe, qui opère un arbitrage à la marge, sont des exemples que l’esprit étatiste ne mesure pas toujours à leur juste valeur: l’État-providence de la nation surpolitisée et bureaucratisée est aujourd’hui la principale entrave à l’autorégulation individuelle de la nation ouverte, la seule compatible avec l’universalité de la culture humaine, dont le développement et la grandeur nationale dépendent de son degré de liberté. Ainsi que l’observe Ernest Renan, «la plus grande gloire des gouvernements est dans ce qu’ils laissent faire».

2015