Pourquoi Benjamin Constant reste le meilleur défenseur de la démocratie libérale

Alors que la disparition de Germaine de Staël il y a deux siècles est commémorée avec éclat, le 250e anniversaire de la naissance (25 octobre 1767) de son compagnon de cœur et d’esprit, Benjamin Constant, sera-t-il au contraire passé sous silence en France, la patrie d’adoption de ce natif de Lausanne et âme du «groupe de Coppet»? Ce serait une grande injustice pour celui dont la popularité fut telle que 150.000 personnes assistèrent à son enterrement au Père Lachaise le 8 décembre 1830. Et que fort d’une immense œuvre (30 volumes déjà parus…) jalonnée en particulier par les Principes de politique (1806) et La liberté des anciens comparée à celle modernes (1819), il fut le prophète inspiré de l’entrée dans la modernité et le premier véritable penseur de la démocratie libérale. Peu avant son décès, dans la préface aux Mélanges de littérature et de politique (1829), il livra sa profession de foi: «J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique; et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament d’asservir la minorité à la majorité.» Soit un libéral conséquent en tout.

La liberté moderne, c’est «l’indépendance individuelle»

Dans une opposition canonique à une «liberté des Anciens» caractérisée par la participation obligée et fusionnelle des citoyens au «corps collectif» de la cité, la «liberté des Modernes» exaltée par Constant n’est autre que notre liberté individuelle: «C’est, dit-il dans son célèbre discours de 1819 à l’Athénée, pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches.» Aussitôt après, il en dévoile la quintessence en assurant que «l’indépendance individuelle est le premier des besoins modernes». En fait, cette formule-clé de «l’indépendance individuelle» surgissait depuis longtemps et crescendo dans tous ses écrits. Elle trouve là sa consécration définitive, en instituant l’individu et sa liberté à l’épicentre d’une recomposition de la société. C’est une valeur cardinale, dont procèdent les libertés politiques et économiques, dans la mesure où elle recouvre le plus important: l’autodétermination de l’individu dans la vie courante – familiale, religieuse, relation aux autres et aux groupes. Ce pourquoi Constant parle volontiers aussi d’«indépendance morale» ou «intellectuelle».

Avec «le triomphe de l’individualité» se profile la naissance de l’individualisme libéral, puisque c’est à Constant qu’on doit la primeur historique de l’emploi du terme «individualisme», de plus pris en bonne part. Dans une recension de début 1826, il déclare ainsi que «le système de M. Dunoyer est ce que ses critiques appellent l’individualisme; c’est-à-dire qu’il établit pour premier principe que les individus sont appelés à développer leurs facultés dans toute l’étendue dont elles sont susceptibles; que ces facultés ne doivent être limitées qu’autant que le nécessite le maintien de la sûreté publique, et que nul n’est obligé, dans ce qui concerne ses opinions, ses croyances, ses doctrines, à se soumettre à une autorité intellectuelles au dehors de lui.» Et d’ajouter que «ce système, que nous croyons le seul juste» est «le seul favorable au perfectionnement de l’espèce humaine.»

Pas de liberté individuelle sans liberté politique

Si, comme Constant le précise, «il ne faut pas sacrifier l’indépendance individuelle pour établir la liberté politique», impossible cependant de se passer de celle-ci pour protéger le libre exercice des droits individuels: «La liberté individuelle, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie, la liberté politique est par conséquent indispensable». Mais elle ne tombe pas toute faite du ciel, et appelle prise de responsabilité personnelle et participation active des individus-citoyens à son édification et sa défense. Dans La liberté des Anciens…, il se mue en lanceur d’alerte: «Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions à notre droit de partage dans le pouvoir politique». C’est toutefois d’une liberté politique moderne qu’il s’agit: tout le contraire de la liberté collectiviste des Anciens. Elle impose de lutter contre l’ennemi public n° 1 de la liberté individuelle, le «despotisme législatif». Car, explique-t-il ailleurs, «si c’est la législation qui fixe les droits de chaque individu, les individus n’ont plus que les droits que la législation veut bien leur laisser», et elle n’a que trop tendance à les «usurper». Et comme pour ce faire, l’«Autorité» prétend toujours incarner à elle seule l’intérêt général, cet anti-Rousseau redéfinit celui-ci dans une optique libérale réhabilitant l’intérêt particulier: «Sous le règne de la liberté, l’intérêt personnel est l’allié le plus éclairé, le plus constant, le plus utile de l’intérêt général», qui «n’est que la réunion de tous les intérêts privés». Loin de surplomber les intérêts particuliers et s’imposer à eux, l’intérêt général doit être ce principe qui permet de les accorder tout en limitant leurs excès.

Mais liberté économique et liberté politique sont indivisibles

Dans ces conditions, la mission d’un gouvernement constitutionnellement contraint de respecter le droit est, outre de faire valoir les droits individuels, d’ordre «négatif»: «dégager le chemin» pour que fleurissent les initiatives individuelles parce qu’«il est fort inutile que l’Autorité se mêle d’encourager ce qui est nécessaire. Il lui suffit de ne pas l’entraver» soutient Constant dans son ouvrage le plus méconnu sinon occulté mais le plus engagé en faveur du libéralisme économique, le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri (1822; Les Belles Lettres, 2004). Plus vulgarisateur de talent que théoricien novateur, il y explique que les applications politiques et économiques de la liberté individuelle sont indissociables et se soutiennent mutuellement. C’est un adepte du laissez-faire raisonné en tout: «Pour la pensée, pour l’éducation, pour l’industrie, la devise des gouvernements doit être: Laissez faire et laissez passer». En économie, cela se traduit par l’adoption de la liberté d’une concurrence, qui a l’avantage «d’aller d’elle-même»: «Qui ne voit que la liberté offre le remède à tous les maux. Ce remède, c’est la concurrence […] la concurrence pare à tout parce que l’intérêt particulier ne peut arrêter la concurrence quand l’Autorité la permet.»

Pour faire bonne mesure, il inaugure la critique libérale classique de l’impôt, «infailliblement nuisible». Après y avoir consacré tout un chapitre des Principes de Politique, il enfonce le clou en 1822: «Tout impôt, de quelque nature qu’il soit, a toujours une influence plus ou moins fâcheuse. Si l’impôt produit quelque fois un bien par son emploi, il produit toujours un mal par sa levée. Il peut être un mal nécessaire, mais comme tous les maux nécessaires, il faut le rendre le moins grand possible: plus on laisse de moyens à la disposition de l’industrie des particuliers, plus un État prospère.»

Revisiter les saillances de ce père fondateur du libéralisme «en tout» (mais aussi opposant politique à Napoléon et écrivain renommé) que fut Benjamin Constant ne saurait se limiter à un pieux hommage historique. La persistance d’une mystique étatiste refusant d’admettre le lien entre libéralisme politique et économique, la nocivité d’une fiscalité spoliatrice ou le caractère liberticide d’un intérêt général hypostasié rendent en effet toujours actuelles nombre de ses contributions iconoclastes. Mais, avec la montée contemporaine de l’hypertolérance relativiste, du subjectivisme narcissique et de la tyrannie communautariste des minorités, c’est sans doute le souci du destin de la liberté individuelle face aux défis de la post-modernité qui rend urgent de retrouver son inspiration. Parvenir à conjuguer les jouissances privées à un bien public ouvert à l’indépendance individuelle auto-disciplinée: le «premier besoin» des post-modernes?

Cet article a été publié dans le journal l’Opinion le 13 septembre 2017.

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