L’avantage des petits États

L’une des constantes de l’économie politique découle du succès et de la compétitivité relatifs des petits États dotés d’un degré élevé d’autonomie décisionnelle. Les cantons suisses ou les cités-États à travers le monde en livrent des exemples probants. La grandeur limitée du territoire mène généralement à des relations plus ouvertes et plus commerciales que politiques sur l’extérieur, et tend à dissuader le recours au pouvoir ou à l’expansion au détriment du droit. Des structures de petite taille rendent également le clientélisme, les injustices ou les privilèges plus difficiles à camoufler anonymement. Enfin, la diversité et la concurrence des systèmes permettent la comparaison et l’émulation de meilleures pratiques de gouvernance. Bien sûr, ces avantages de la petitesse d’une juridiction ne prévalent pas de façon automatique : la culture, le climat d’opinion demeurent des influences majeures sur les institutions. D’une manière générale, cependant, « small is beautiful » est un guide fiable lorsqu’il s’agit aussi bien de l’étendue géographique du monopole territorial d’un État que du champ de son activité. De très nombreux penseurs libéraux classiques comme contemporains ont d’ailleurs reconnu le danger de la centralisation du pouvoir politique dans de grands États, ainsi que l’effet bénéfique de la dispersion de ce même pouvoir dans une multitude de petites juridictions. L’essor historique de l’Europe – la Renaissance, les Lumières et la révolution industrielle – semble avoir été facilité de façon décisive par cette condition.

Benjamin Constant avait identifié les avantages principaux des petits États pour la liberté individuelle, mais aussi pour la morale et la justice, notamment de par le patriotisme local qui en émane. Le patriotisme ne peut exister que par l’attachement aux intérêts et aux mœurs de localité, observe Constant. C’est le génie communal que défend donc en premier lieu ce natif de Lausanne : « Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir ; les habitants trouvent une jouissance à tout ce qui leur donne l’apparence même trompeuse d’être constitués en corps et réunis par des liens particuliers. On sent que, s’ils n’étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente, il se formerait bientôt en eux une sorte d’honneur communal, pour ainsi dire, d’honneur de ville, d’honneur de province et ce sentiment serait singulièrement favorable à la morale. » Ce patriotisme local est bien sûr le fondement du fédéralisme, d’un État bâti du bas vers le haut, à l’exemple suisse. Mais Constant y introduit une réserve fondamentale : tout ce qui appartient au domaine privé ne doit être soumis à aucune juridiction. Chaque individu a des intérêts qui ne regardent que lui. Tout ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne doit dès lors relever que de l’individu (et par extension, de la famille et de la société civile, qui comprend également les relations de marché). « On ne saurait trop répéter que la volonté générale n’est pas plus respectable que la volonté particulière, lorsqu’elle sort de sa sphère », souligne Constant. Ce n’est qu’après avoir défini ce qui relève de la sphère publique qu’il peut être question de subsidiarité entre les juridictions, selon l’idée de l’universalité : ainsi, les intérêts qui concernent tous les habitants d’une commune pourront être attribués à la compétence communale ; mais ce qui n’intéresse qu’une fraction ne doit être décidé que par elle. Les communes auront à leur tour des intérêts qui ne concerneront que leur organisation intérieure, alors que d’autres relèveront de l’association entre elles. Pour Constant, l’uniformité n’est admissible que pour les questions de législation générale destinée à protéger les droits individuels, dans le cadre des fonctions limitées qui sont du ressort de l’État : l’administration de la justice, la sécurité intérieure et la défense vis-à-vis de l’extérieur. C’est à ce strict nécessaire que doit idéalement se limiter la loi.

De ce point de vue, il est vrai que les grands États peuvent disposer d’un avantage, admet Constant : pour la sûreté extérieure et l’indépendance nationale, ils peuvent plus difficilement devenir les jouets ou les victimes de leurs voisins. Dans la diffusion des idées et l’usure des préjugés, ils sont également mieux positionnés, dans le sens où la diversité de l’expérience y est beaucoup plus large. Mais ces deux facteurs sont immédiatement relativisés par au moins trois inconvénients majeurs. Premièrement, l’uniformité ne peut s’instaurer sans faire violence à une foule de sentiments, de souvenirs, de convenances locales, dont se compose aussi le bonheur individuel, « le seul bonheur véritable » : uniformiser (les gouvernements ou la Commission européenne disent « harmoniser ») des usages et des lois dans des lieux dissemblables requiert toujours le sacrifice de la liberté, avec pour effet de réduire le pays à un centre unique, la capitale politique, au détriment des autres régions, qui deviennent inertes. Deuxièmement, les lois émanent d’un lieu si éloigné de ceux où elles doivent s’appliquer que des erreurs graves et fréquentes sont inévitables. Cela oblige le gouvernement à déployer une activité et une force qu’il est difficile de contenir et qui peuvent dégénérer en despotisme, prévient Constant : « Une circonstance locale ou momentanée devient de la sorte le motif d’une loi générale et les habitants des provinces les plus reculées sont tout à coup surpris par des innovations inattendues, des rigueurs non méritées, des règlements vexatoires, subversifs de toutes les bases de leurs calculs et de toutes les sauvegardes de leurs intérêts, parce qu’à deux cents lieues des hommes, qui leur sont entièrement étrangers, ont cru pressentir quelques mouvements, deviner quelques besoins ou apercevoir quelques dangers. » Troisièmement, les grands États tendent à affaiblir la démocratie : pour conquérir l’admiration des citoyens il faut recourir à la démagogie, « soulever la masse du peuple ». Cela ne laisse guère plus de place aux discours raisonnés et différenciés, à la recherche de solutions appropriées.

C’est ainsi que les grands États, en immolant tout à des idées exagérées d’uniformité « contraires à la nature et des hommes et des choses », c’est-à-dire à la diversité des individus et des situations, sont devenus un fléau pour l’espèce humaine, analyse Constant. Certains trends en Europe et aux États-Unis semblent aujourd’hui corroborer une fois encore sa perspicacité.

2012