Le groupe de Coppet face à l’esclavage

Souvent et à juste titre considéré comme la forme la plus primitive de l’idéologie collectiviste, le racisme attribue à l’être humain des traits de caractère et une qualité morale ou sociale non pas sur la base de ses valeurs, de ses choix et de ses actions, mais d’attributs génétiques. En d’autres termes, il nie la capacité de raisonner pourtant inhérente à la condition humaine. Le racisme s’inscrit en opposition au respect libéral de la personne dans son intégralité. L’esclavage, en particulier sous la forme des traites négrières, qui prévalurent jusqu’au dix-neuvième siècle, est un phénomène historique dont une des causes fut ce déni d’humanité, mais qui nourrit aussi l’institutionnalisation du racisme et dont les conséquences furent tragiques pour des millions de personnes. Or, il n’est pas souvent apprécié que les libéraux des Lumières furent des pourfendeurs et des activistes de la première heure contre l’esclavage, tant du point de vue moral qu’économique. Leur engagement abolitionniste contribua largement à prohiber et à condamner les injustices perpétrées.

Les économistes de l’école française, dans la tradition de François Quesnay, qui influencèrent également Adam Smith, avaient relevé très tôt la supériorité du travail libre. L’engagement antiesclavagiste est aussi une marque des penseurs du groupe de Coppet – un engagement qui prend même des allures de tradition familiale, comme l’a montré l’édition 2013 de la Journée de Coppet, le colloque annuel organisé sous l’égide de l’Institut Benjamin Constant de l’Université de Lausanne. C’est Jacques Necker, alors ministre de Louis XVI, qui ouvre, sans le savoir, un long combat familial en dénonçant avec éloquence, dans le discours qu’il prononce à l’occasion des États généraux, le 5 mai 1789 à Versailles, les méfaits d’un commerce qui heurte encore la conscience contemporaine: «Un jour viendra peut-être, Messieurs, où […] vous jetterez un regard de compassion sur ce malheureux peuple dont on a fait tranquillement un barbare objet de trafic; sur ces hommes semblables à nous par la pensée, et surtout par la triste faculté de souffrir; sur ces hommes cependant que, sans pitié pour leurs douloureuses plaintes, nous accumulons, nous entassons au fond d’un vaisseau, pour aller ensuite à pleines voiles les présenter aux chaînes qui les attendent.»

Dans le sillage de son père, Madame de Staël s’efforcera de condamner le commerce négrier à maintes reprises, en consonance avec son idéal de justice et sa charité chrétienne. Elle fait même preuve d’une grande identification et d’une forte empathie envers les esclaves, leur «joug affreux», et contribue beaucoup au combat abolitionniste. Dans ses nouvelles, elle remet profondément en question les stéréotypes associés à la race. Elle plaide pour le libre-échange et le développement de l’économie africaine, afin que le commerce libéré puisse s’étendre à l’échelle mondiale. C’est une vision résolument avant-gardiste qui n’a pas encore été réalisée à ce jour du fait, désormais, de la répression économique et de l’arbitraire caractéristiques de la plupart des gouvernements africains et du protectionnisme agricole des pays du Nord.

Son fils Auguste de Staël reprend la cause à son compte, mais sous la forme d’une mission philanthropique: il fut en effet un influent activiste du mouvement abolitionniste, s’inspirant du parlementaire britannique William Wilberforce (par ailleurs admiré et vanté par sa mère), l’un des chefs de file contre l’esclavage en Grande-Bretagne. L’engagement d’Auguste de Staël s’exerce à travers la Société de la morale chrétienne, qu’il cofonde et dont le militantisme aboutira à l’interdiction de la traite en 1831, dix ans après sa fondation (Staël, qui disparaît prématurément, n’aura pas la satisfaction de ce résultat). Il publie abondamment sur le sujet et promeut une émancipation graduelle par l’éducation. Il organise des pétitions pour faire pression sur le gouvernement. Il va même jusqu’à documenter les horreurs du trafic négrier en recourant à des investigations périlleuses: il ramène notamment d’un séjour à Nantes des chaînes et des colliers comme preuves de la cruauté d’un trafic alors encore prévalant malgré des interdictions formelles. Il expose les objets à Paris, ce qui produit plus d’effet que mainte déclamation véhémente. Dans le prolongement de son grand-père et de sa mère, Auguste de Staël n’apparaît pas comme un théoricien, mais comme un homme de terrain et de réseaux, qui cultive néanmoins une dévotion aux idées élevées. Il allie les principes et la morale à une intelligence tactique et à un sens de la priorité qui rendront son action extraordinairement efficace pour l’époque.

À cette tradition familiale sur trois générations se mélangent les accomplissements de Benjamin Constant, qui protestera par la voie législative contre l’esclavage: on recense une douzaine d’interventions de sa part; il n’hésite pas à critiquer la complicité du gouvernement. Il publie régulièrement sur le sujet dans son journal, La Minerve. Il expose surtout son point de vue en détail dans son Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, où il défend l’égalité en droit et la parité des crimes et s’attend à une condamnation publique des pratiques en question avant même que le législateur ne réagisse: «Quand cette vérité sera bien reconnue; quand les lois ne mettront point de différence entre des crimes au moins égaux; quand, indépendamment des lois, l’opinion indignée poursuivra dans les rues et sur les places publiques le négociant qui aura pris part à la traite, la presque totalité de la population commerçante refusera d’y tremper.» Cette réflexion souligne la difficulté de passer des lois contre les convictions de l’époque. «L’opinion à cet égard à été préparée en Angleterre par de longues discussions et par la persévérance infatigable des hommes les plus respectés», observe Constant. «C’est donc à produire cette conviction morale qu’il faut travailler sans relâche.» Constant n’hésitera pas à recourir pour cela à des images fortes, à la mesure des crimes et des conséquences dévastatrices sur la gouvernance en Afrique qu’il dénonçait.

En plus de cette approche morale, la dimension économique n’est pas perdue de vue. Un économiste associé au groupe de Coppet élucide cette question de façon systématique: Sismondi montre en effet la perversité du système esclavagiste, dans le sens où la traite ne crée pas de richesses, mais s’apparente à un pillage; elle n’a pu d’ailleurs subsister que par des privilèges légaux, par le monopole, maintenant des formes archaïques de production qui n’auraient pas pu perdurer sous un régime de libre concurrence. La très faible productivité du travail allait même rendre la traite très onéreuse.

Ces considérations illustrent une fois de plus qu’un monde moral est un monde efficace: il n’y a pas de dichotomie entre l’éthique libérale du respect de la personne, de sa responsabilité et de ses aspirations et les conditions de la prospérité. Elles soulignent aussi l’universalité de l’idée de la liberté.

2013